Où suis-je ?
Leçons du confinement à l’usage des terrestres
Bruno LATOUR
Éditions La Découverte, Les Empêcheurs de penser en rond, Paris, 2021.
https://www.editionsladecouverte.fr/ou_suis_je_-9782359252019
12 février 2021 :
Vous voilà prévenus.
Je reproduis ci-dessous, par grands fragments, des extraits du chapitre 8 « Décrire un territoire, mais à l’endroit », du dernier essai du philosophe Bruno Latour, « Où suis-je ? Leçons du confinement à l’usage des terrestres », paru aux éditions de La Découverte, début 2021, dans la collection « Les Empêcheurs de penser en rond ».
Un texte incroyablement profond, brillant, qui me parle et me touche tout particulièrement, moi qui travaille depuis plus de quinze ans comme « agent de développement local » et qui donc, me confronte à la gouvernance territoriale, à l’Economie et à l’Ecologie au niveau local ; et me questionne sur le sens de l’action publique dans le contexte de la profonde mutation en cours de notre système Terre (décrite par ailleurs comme l’Anthropocène) et la profonde mutation de nos existences causée à la fois par les dérégulations structurelles du système capitaliste et par les symptômes grandissants que sont notamment le réchauffement climatique, les problèmes de santé publique, cette fameuse pandémie, les extinctions de masse, la défiance envers les institutions politiques, etc. (La liste est malheureusement beaucoup trop longue).
Bruno Latour, avec ce texte, nous invite à « reprendre langue avec nos voisins », au niveau local donc, pour décrire ensemble le territoire où nous vivons, « à l’endroit et d’en bas » ; lister toutes les interactions avec ceux – tous les vivants – dont on dépend (« engagement » et « intensité ») pour vivre, survivre et se reproduire (Latour parle de « nos soucis d’engendrement » et du « monde dont on vit »).
Il nous incite à discuter ensemble de la manière de composer, le plus justement possible, avec ce « commun » qui nous unit, avec ces liens d’interdépendance qui nous caractérisent.
C’est pour lui l’enjeu de la sphère publique : il nous faut réinventer « une forme d’institution capable de reprendre la question de la répartition des formes de vie, inexorablement intriquées ». Il nous faut agir, nous métamorphoser face à cette mutation en cours. Pour ce faire, il nous propose « de nommer « écologie » non pas un domaine, une attention nouvelle aux « trucs verts », mais simplement ce que devient l’Economie quand la description reprend. »
Décrire, prendre conscience, en parler, en débattre ensemble, agir, construire ; c’est notre rôle politique de citoyens, ici bas, au sol… terre à Terre.
Extraits du Chapitre 8, «Décrire un territoire, mais à l’endroit », pages 91 à 101 :
« Pendant le confinement, il était inévitable que chacun se mette à réfléchir à ce qui pourrait bien remplacer l’Economie suspendue pour un temps.
[…] Chose étrange, à force d’imaginer le « monde d’après », les confinés ont eu progressivement l’impression d’habiter quelque part et non plus n’importe où. En effet, ces questions de subsistance, ils n’y attachaient guère d’importance auparavant, ou, en tout cas, elles semblaient décidées ailleurs, par d’autres et surtout pour d’autres. Elle formaient à nos yeux une sorte de nécessité inéluctable, d’évidence fantomatique, et nous donnaient donc l’impression que nous n’habitions nulle part en particulier, ce que couvrait le terme justement passe-partout de « globalisation ».
[…] « Mais où est-ce que j’habitais donc avant ? » Eh bien, dans l’Economie justement, c’est-à-dire ailleurs que chez vous. […] L’obligation de rester confinés chez vous prenait un sens positif : claquemurés oui, mais ancrés enfin quelque part. […] L’expression « vivre dans un mode globalisé » avait brusquement pris un sérieux coup de vieux ; bien vite remplacée par une autre injonction : « Essayons de nous situer dans un lieu qu’il faudrait tenter de décrire avec d’autres.» Surprenante associations de verbes : subsister, faire groupe, être sur un sol, se décrire. Pour les ci-devant globalisés, la surprise était totale de voir émerger de nouveau la question « réactionnaire » de former un groupe sur un territoire qui devenait visible au fur et à mesure de la description. « Territoire », ce mot d’administration, prenait pour les confinés un sens existentiel. Comme si, au lieu d’être dessiné de loin par d’autres et comme à l’envers et d’en haut, on pouvait le décrire pour soi, avec ses voisins, à l’endroit et d’en bas. »
[…] Etre localisé et se situer, ce n’est pas la même chose ; dans les deux cas, on mesure bien ce qui compte, mais pas de la même manière.
[…] Alors que, vu à l’envers, fait territoire tout ce qu’on peut localiser sur une carte en l’entourant d’un trait, vu à l’endroit, un territoire s’entendra aussi loin que la liste des interactions avec ceux dont on dépend – mais pas plus. « Là où est ton trésor, là aussi sera ton coeur » (Mt 6,21). Si la première définition est cartographique et le plus souvent administrative ou juridique – « Dites-moi qui vous êtes et je vous dirai quel est votre territoire » -, la seconde est davantage éthologique : « Dites-moi de quoi vous vivez et je vous dirai jusqu’où s’étend votre terrain de vie. »
[Bruno Latour fait alors brièvement référence à Vinciane Despret et notamment, sans le citer, à son ouvrage « Habiter en oiseau », Actes Sud, 2019.]
[…] Avec le territoire à l’envers, on favorise l’accès à des étrangers qui ne font que passer à travers un espace pour eux indifférencié ; dans le territoire à l’endroit, nous entrons en contact de proche en proche avec des dépendants qui s’intercalent de plus en plus nombreux entre nous et nos soucis d’engendrement.
[…] Atterrir ce n’est pas devenir local – au sens de la métrique usuelle – mais capable de rencontrer les êtres dont nous dépendons, aussi loin qu’ils soient en kilomètres. C’est tout le malentendu de l’adjectif « local ». […] une fois remis à l’endroit, on appelle « local » ce qui est discuté est argumenté en commun. « Proche ne veut pas dire « à quelques kilomètres », mais « ce qui m’attaque ou qui me fait vivre de manière directe ; c’est une mesure d’engagement et d’intensité. « Lointain » ne veut pas dire « éloigné en kilomètres », mais ce dont vous n’avez pas à vous soucier tout de suite parce que ça n’a pas d’implication dans les choses dont vous dépendez.
[…] Il est possible que les deux sens du mot « local » ou du mot « lointain » coïncident parfois , mais c’est peu probable. De nos jours, le monde où l’on vit ne se superpose que rarement au monde dont on vit ; il y a longtemps que les habitants des sociétés industrielles n’habitent plus au milieu des pâturages […].
Dès que vous décrivez un territoire à l’envers, vous comprenez dans votre chair pourquoi l’Economie ne pouvait pas être réaliste et matérialiste. […] Embrasser l’Economie, c’est interrompre la reprise des interactions en inventant des êtres qui n’auraient pas de compte à rendre sous le prétexte qu’ils seraient des individus autonomes dont les limites seraient protégées par un droit exclusif de propriété. Droit qui ne s’applique qu’aux autotrophes qui ne laisseraient en aval aucun déchet. […] ces animaux là n’existent pas sur Terre […].
[…] mon voisin grand amateur de maïs – plus exactement, grand usager des subventions de la PAC au maïs irrigué – envahit le corps de mes petits-enfants avec ses herbicides. Si je vais lui dire de respecter mon droit de propriété et de garder pour lui les herbicides confinés dans les limites de ses champs, il me rétorquera, plus ou moins poliment, qu’il « nourrit la planète » et « qu’il n’a pas de compte à me rendre ». Si je lui réponds que j’ai le même droit que lui à ne pas être envahi par ses pesticides, pas plus que mon gazon ne droit être brouté par ses moutons errants ou que ses enfants ne doivent être mordus par mon chien, il me répondra probablement qu’on est à la campagne , et que nul ne peut exercer ses activités sans interférer avec celles des autres. Contrairement au proverbe pourtant fort bucolique « Chacun chez soi et les vaches seront bien gardées », il clamera qu’il ne peut rien enfermer dans les bords clos […] et que c’est ça, vivre à la campagne. « Ah très bien », lui dirai-je, « par conséquent, vous le reconnaissez vous-même, nous vivons donc ensemble sur un territoire où « tout nous regarde » puisque chaque entité est en superposition avec les autres. […] Mais alors, si nous vivons ainsi emmêlés, il faut bien que nous en parlions ! Si nous débordons ainsi les uns sur les autres, nous formons donc un commun. Par conséquent, merci de m’indiquer le lieu, le moment, le jour, l’institution, la formule, la procédure, où nous allons pouvoir discuter de telles superpositions., limiter les empiètements ou permettre les compositions plus favorables à tous ? » Il est probable qu’il se fâchera tout rouge […].
Il n’empêche que son refus me permet de mesurer exactement ce que fait l’Economie quand elle voile une situation. Elle remplace une description contradictoire et collective qui aurait pu avoir lieu si les protagonistes de ce dialogue inventé avait formé un peuple habitant un sol, et donc si nous avions été capables de prendre en compte en commun la superposition de ces formes de vie. La description des liens d’interdépendance oblige à recommencer pour chaque item de la liste la discussion que l’Economie prétendait clore.
S’il y a superposition et empiètement, alors il doit y avoir quelque chose comme un problème public, et donc une forme d’institution capable de reprendre la question de la répartition des formes de vie, inexorablement intriquées. Au sens propre, l’Economie dépeuple et mets hors sol.
[…] Les terrestres seraient bienvenus de nommer « écologie » non pas un domaine, une attention nouvelle aux « trucs verts », mais simplement ce que devient l’Economie quand la description reprend.
[…] De telles institutions n’existent pas ? Très bien, du moins nous savons maintenant où nous situer : les terrestres se sont remis du crash de l’Economie, et ils s’installent pour bâtir ces institutions […] Pour commencer, que chacun reprenne langue avec son voisin. La description relocalise, elle repeuple, mais aussi, c’est là le plus imprévu, elle redonne le goût d’agir. On commence à passer de la « mutation », assez désepérante, il faut le reconnaître, à la « métamorphose » plus prometteuse. [Bruno Latour cite la nouvelle de Kafka dans tout son texte et s’appuie dessus comme une parabole de sa métaphysique.].Oui, nous étouffons derrière nos masques, c’est vrai, mais nous allons peut-être enfin prendre une « autre forme ».»
Leave a reply