La Troisième Voie du vivant
Olivier Hamant
Odile Jacob, Paris, 2022.
« Le vivant nous offre la preuve de la possibilité d’une forme d’adaptabilité aux fluctuations environnementales sur le temps très long. Nous arrivons donc à la question centrale de cet essai : quelles solutions les organismes vivants ont-ils développées pour réussir à se maintenir et se développer dans un environnement fluctuant ?
Une réponse tient dans la définition de la sous-optimalité en biologie. Les organismes vivants sont localement sous-optimaux : ils utilisent des réactions, des enzymes, des processus de façon non optimale, notamment parce que ces acteurs sont souvent redondants, relativement inefficients, hétérogènes, aléatoires ou incohérents. Et pourtant l’intégration de l’ensemble de ces défauts, du moins du point de vue de l’être humain du XXIe siècle, construit des systèmes biologiques adaptables. En d’autres termes, la vie est construite sur l’absence d’optima locaux.
On pourrait donc définir la sous-optimalité comme la faculté d’évoluer sur le temps long en utilisant les faiblesses internes, non pas comme des problèmes à contourner, mais comme des ressorts permettant l’adaptabilité. Réciproquement, et étant donné la présence de ces faiblesses internes, la sous-optimalité implique que le système ne fonctionne pas au maximum de ses capacités. Il s’agit donc bien d’une inversion de paradigme : alors que l’optimisation fragilise, la sous-optimalité utilise les fragilités pour construire de la robustesse. […]
L’art japonais du kintsugi (lié au wabi-sabi, la philosophie de l’imperfection) pourrait illustrer ce point paradoxal : en soulignant les brisures de la céramique par des joints dorés, l’objet devient plus beau encore, par ses fêlures locales et son histoire magnifiée. Dit autrement, la sous-optimalité acte que la vie est en fait une survie : les organismes vivants sont constamment soumis à des contraintes, et plutôt que de vivre au maximum des capacités théoriquement possibles, le vivant vie en dessous de ses capacités, pour rester adaptable. Il est sous-optimal. Comme le dit Michel Serres, les faiblesses apparentes deviennent des forces : « Pour qu’[un système] s’adapte aux changements, il faut le concevoir et le construire […] muni de jeux, comme on dit de rouages qu’ils ont du jeu, c’est-à-dire des faiblesses. Toute évolution ne naît que des fragilités*. » (pp.111-112).
(* Serres, M. Le Contrat naturel, Paris, Éditions F. Bourin, 1990).
« Nous avons constaté que les organismes vivants sont construits sur l’aléatoire – une faiblesse pour l’humain du XXIe siècle obsédé par le contrôle – et que cette faiblesse est contrecarrée par la redondance, un autre défaut dans une société de l’hyper-performance. De même, la forme des organes émerge d’un conflit entre variabilité spatiale et variabilité temporelle de la croissance cellulaire. Dès lors il semble que l’incohérence soit une valeur transversale dans la sous-optimalité : non seulement les organismes vivants se construisent sur des « contre-performances », mais en plus, ils développent de nouvelles propriétés en les opposant. Finalement, les organismes vivants utilisent les conflits pour créer un équilibre, et donc une forme d’autonomie, au cours de leur développement. Dit autrement, l’autonomie émerge des incohérences et des contradictions, et la résilience émerge de l’autonomie. » (p.155).
(Voir aussi le passage sur l’agroécologie, pp.185-190 ; le passage sur le revenu universel, pp. 195-200 et le passage sur la décentralisation – le local, le village, pp. 206-212)
« La sous-optimalité met en scène le conflit entre confort individuel et résilience commune. Elle questionne donc la vague actuelle d’hyperoptimisation individuelle par personnalisation des services et des produits via le marketing, le numérique ou l’intelligence artificielle. Cette hyperoptimisation est-elle défaillante ?
Les effets négatifs de l’hyperpersonnalisation sont en fait très répandus, et se manifestent particulièrement bien avec la révolution numérique. Ainsi, outre les biais de Google Flu pour les épidémies, les intelligences artificielles décodant le langage sont en général sexistes et racistes, simplement parce que ce biais existe dans ce que les humains écrivent en ligne. L’hyperpersonnalisation est surtout une promotion de la communication sans garde-fou. L’exemple des krachs éclair à la Bourse, induits par des algorithmes plus rapides que les cerveaux humains, devraient être pris pour ce qu’ils sont : la bande-annonce d’un monde futur qui serait soumis à une suroptimisation généralisée. » (pp.212-213).
« La sous-optimalité, comme réponse à la surexploitation des ressources dans le Capitalocène, pourrait évoquer la théorie de la décroissance. Encore une fois, il s’agit d’un concept qui souffre d’une définition polysémique. Voici celle que je discute ici : l’objectif affiché de la décroissance est de faire émerger une société de la sobriété via la réduction de l’utilisation de matière et d’énergie. La décroissance concernerait d’abord les économies les plus gourmandes (c’est-à-dire les pays de l’OCDE), et se focaliserait sur les secteurs économiques écologiquement critiquables et peu bénéfiques socialement (plastiques à usage unique, SUV, marketing, etc.). La décroissance, c’est « moins mais mieux ».
Au-delà du lien à la sobriété, en quoi la décroissance pourrait-elle faire écho à la sous-optimalité ? En lisant (trop) vite, la décroissance pourrait ressembler à une récession imposée d’en haut, produisant des résultats sur le plan écologique, mais à un coût socio-économique difficilement supportable. En fait, la décroissance correspond à un changement de paradigme plus systémique. Il s’agirait de construire une économie qui ne requiert plus la croissance pour exister. On parle d’ailleurs de post croissance pour éviter cette confusion.
Dans ce scénario, l’accent ne porterait plus sur la performance, mais sur des indicateurs de développement et de bien-être humain, respectueux de la planète. La décroissance n’est d’ailleurs qu’une déclinaison principalement européenne d’un mouvement nettement plus large et plus ancien à l’échelle planétaire. Citons notamment le Buen Vivir (« bien vivre ») de l’Amérique latine, le Swaraj (l’ « émancipation ») en Inde ou le plus récent Tang Ping (littéralement « rester allongé » et popularisé sous l’expression lying flat) en Chine. » (pp. 220-221).
« Encore une fois, l’espace des possibles peut s’ouvrir, non pas en exploitant les ressources éperdument, mais en profitant des interactions entre habitants de la Terre, dans une société coexistant dans et avec les écosystèmes. Il s’agit d’ailleurs d’une inversion plus large des mentalités. Nous utilisions la matière pour gagner du temps (par exemple, du kérosène pour prendre l’avion) ? À l’avenir, dans la bio-économie circulaire sobre, nous allons plutôt utiliser le temps pour préserver la matière. Dans l’agriculture dite conventionnelle, nous exploitons les écosystèmes pour augmenter la productivité des cultures ? Avec l’essor de l’agroécologie, notre production agricole va nourrir les écosystèmes. Nous vivions dans la société de la croissance basée sur des pénuries artificielles ? Nous allons construire une société sobre basée sur l’abondance et la complexité des interactions. Finalement, en misant sur un progrès reposant sur la robustesse, et non sur la performance, la sous-optimalité du vivant nous pousse à questionner profondément nos modèles socio-économiques et nos organisations. » (p. 225).
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