Manières d’être vivant
Baptiste Morizot
Actes Sud, 2020
21 août 2022 :
J’ai pu mettre à profit mes vacances d’été pour, enfin, lire le dernier livre de Baptiste Morizot, « Manières d’être vivant », paru chez Actes Sud en 2020, dans la collection « Mondes sauvages. Pour une nouvelle alliance ».
« Manières d’être vivant » est un recueil de plusieurs essais d’écologie-éthologie philosophiques.
C’est un livre formidable dans lequel Baptiste Morizot s’appuie sur des expériences de terrain, notamment sur la piste des loups dans les montagnes du Vercors en France, pour construire plusieurs concepts philosophiques très féconds, qui, je pense, pourraient bien servir à nourrir une politique locale positive, fédératrice, qui réponde aux multiples enjeux des crises que nous traversons.
Se basant notamment sur l’éthique de Spinoza qui nous incite à cultiver ce qu’il y a de meilleur en nous, pour notre propre bien, notre « santé », notre « joie » (il compare le « conatus » de Spinoza au « loup blanc » de la légende amérindienne cherokee), il démontre comment il nous faut sortir du libéralisme des « intérêts » et reprendre conscience de nos interdépendances avec les autres vivants et tout ce qui vit (y compris le sol), dans des « communautés d’importance » où les relations seraient basées sur le principe des « égards ajustés ». Il ne serait plus question d’opposer des camps (les tenants de la « Nature » contre les extractivistes par exemple, les défenseurs du loup contre les bergers, la passion contre la raison, etc.), mais, jouant les diplomates, d’acter et de démontrer nos interdépendances et l’impérieuse nécessité, quelque soit le point de vue de chacun, le camp d’origine (berger ou loup par exemple), de reconnaître que nous partageons des enjeux vitaux communs, notamment l’habitabilité de notre territoire, et « une vulnérabilité mutuelle » (p.270) face à ceux-ci.
Je souligne : « Dans une pensée écopolitique des interdépendances, le problème n’est plus de jouer l’indépendance contre la dépendance, c’est l’art de faire la différence entre les liens qui libèrent et les liens qui aliènent. » (p.274)
Quelques extraits marquants :
L’introduction du livre porte sur « La crise écologique comme crise de la sensibilité ».
« Par « crise de sensibilité », j’entends un appauvrissement de ce que nous pouvons sentir, percevoir, comprendre, et tisser comme relations à l’égard du vivant. Une réduction de la gamme d’affects, de percepts, de concepts et de pratiques nous reliant à lui. Nous avons une multitude de mots, de types de relations, de types d’affects pour qualifier les relations entre humains, entre collectifs, entre institutions, avec les objets techniques ou avec les oeuvres d’art, mais bien moins pour nos relations au vivant. Cet appauvrissement de l’empan de sensibilité envers le vivant, c’est-à-dire des formes d’attention et des qualités de disponibilités à son égard, est conjointement un effet et une part des causes de la crise écologique qui est la nôtre. » (pp. 17-18).
Ensuite, dans « Une saison chez les vivants », il nous emmène avec lui sur la piste des loups dans le Vercors ; passe de la pratique – le pistage de nuit, à ski dans la neige, – à la théorie – l’éthologie – avec, notamment, des textes magnifiques sur le chant des loups ; et s’interroge sur la bonne manière de les considérer et des les décrire, ces autres vivants, de qui nous dépendons et avec qui nous partageons tant d’ascendances évolutives.
« Nous avons tous, nous vivants, un corps épais de temps, fait de millions d’années, tissé d’aliens familiers, et bruissant d’ancestralités disponibles. Et ces ascendances sont partagées. C’est l’idée que par héritage commun ou par convergence évolutive – parce que deux formes de vie ont pendant un certain segment de leur histoire évolutive partagé les mêmes conditions écologiques et les mêmes relations avec d’autres formes de vie – se sont sédimentés, chez des formes de vie qui peuvent être prodigieusement éloignées sur l’ « arbre » du vivant, des dispositions, des comportements et des tonalités affectives qui se ressemblent : des manières partagées d’être vivant. » (pp. 108-109).
Morizot nous incite alors à plus d’empathie avec les autres vivants.
« J’entends par diplomatie interespèces une théorie et pratique des égards ajustés. Les égards ajustés commencent par une compréhension de la forme de vie des autres, qui tente de faire justice à leur altérité : elle implique donc de tailler un style ajusté pour parler d’eux, pour transcrire leur allure vitale par les mots – ce qu’ils ne feront pas. Et c’est en un sens toujours un échec, on ne fait jamais justice, mais c’est pour cela qu’il faut palabrer sans fin, traduire et retraduire les intraduisibles, réessayer. Il faut arriver à parler d’eux avec le langage qu’on utilise pour parler de nous, pour montrer qu’ils ne sont pas de la matière physique, de la « Nature » ; mais en ployant ce langage de manière que leur étrangeté apparaisse. (p. 145).
Dans « Les promesses d’une éponge », le philosophe fait le point sur l’évolution et sur les risques que notre société fait courir aujourd’hui au futur : « Car tout est là : quelques six cent millions d’années pour de l’éponge devenir sapiens – il faut du temps et, précisément, c’est ce dont on prive aujourd’hui les espèces : le temps et l’espace pour pouvoir continuer à évoluer dans des environnements massivement anthropisés. » (p. 166).
« […] la biosphère se remettra des atteintes qu’on lui fait. Au pire, elle perdra des centaines de millions d’années de design aveugle, des créations extraordinaires qui exigent des combinaisons improbables d’histoire évolutive, de variation génétique et épigénétique, et d’accumulation de plans de construction – cette mémoire disparaîtra. C’est déjà tragique au possible. Mais le problème vital est ailleurs : ce sont nos relations au vivant qui seront détruites – or ces relations nous constituent, du dehors comme du dedans. » (p. 170).
Dans « Cohabiter avec ses fauves », Baptiste Morizot propose une relecture de l’Ethique de Spinoza : « D’une carte l’autre : raison/passion vs joie/tristesse. Le geste éthique de Spinoza est de substituer à la carte du soi qui oppose la raison aux passions une autre carte, qui articule joie et tristesse. » (p. 181).
« Chez Spinoza, joie et tristesse ne sont plus des parties du soi, mais des affects transitoires du soi qui investissent chaque fois tout l’individu : des processus. » (p. 183).
Baptiste Morizot utilise plusieurs métaphores animales pour illustrer cette éthique de la joie qui s’oppose à la morale traditionnelle qui « métaphorise le désir comme animal, et se trompe sur la nature de l’animal » (p.187) et il propose une « éthologie de soi » :
« la diplomatie revient alors à connaître finement, par une éthologie de soi, le comportement délicat et ardent de sa vie affective, pour amadouer et influencer des désirs à la vitalité intacte. Et les faire converger dans une direction ascendante, c’est-à-dire généreuse. […] La diplomatie avec le vivant en soi et hors de soi est un type de relation qui devient pertinent lorsqu’on cohabite ensemble , sur un même territoire, avec des êtres qui résistent et insistent. Des être qui, pour autant, ne doivent pas être détruits ou affaiblis outre mesure, car notre vitalité dépend de la leur. Il en est ainsi de nos passions. » (pp. 187-188).
« Il ne s’agit plus alors de réduire et contrôler, mais de nourrir certains désirs au détriment d’autres, pour les infléchir, dans la direction ce qui nous est « véritablement utile » selon Spinoza, c’est-à-dire de ce qui contribue à la puissance d’agir et de penser de soi et des autres. C’est la raison diplomatique spinoziste, qui consiste à comprendre plutôt qu’à obéir […]. » (p.189).
« Fortifier le loup blanc sans mater le loup noir » (p. 199).
« C’est le conatus vivant qui me fonde : on peut le figurer comme un fauve vigoureux qui piste et flaire la grande santé (le loup blanc en moi). Par lui, je ne peux pas vouloir être en mauvaise santé. » (p. 201).
Dans « Passer de l’autre côté de la nuit », Morizot s’appuie sur son expérience du projet CanOvis (une vaste étude sur les enjeux de territoire liés aux attaques de troupeaux de moutons par des loups, réalisée notamment par des observations nocturnes des animaux à la caméra thermique), pour proposer une « politique des interdépendances ».
Son approche, très créative, vise à sortir de l’opposition entre les deux camps qui s’opposent (les bergers d’une part et les « pro loups » d’autre part) et à identifier puis à expliciter – tel un diplomate – ce qui les relie malgré tout et les rend interdépendant. Les interdépendances sont complexes et permettent même de montrer que la présence du loup joue finalement un rôle positif sur le pastoralisme.
Morizot propose le concept de « communautés d’importance », « pour sortir du lexique libéral, qui nous hante, des « intérêts « (donnés d’avance et liés à un individu aux limites fixes, séparé, susceptible ensuite de passer contrat, pour les maximiser). Loin de cette idée d’intérêts définissant des individus, la communauté d’importance qualifie le branchement fragile entre des collectifs interdépendants de vivants humains et non humains, qui ont en commun que l’habitabilité de leur milieu de vie partagé leur importe. Même s’ils ne le disent pas, les sols vivants, les loups, les brebis, les prairies, les bergers mutiques ont en commun que cela pour eux importe. […] Le passage des intérêts exclusifs à la communauté d’importance implique une transformation créative de l’identité des humains en présence. » (p.255).
« Le souci des interdépendances comme souci de soi » (p. 269)
« Plus qu’en appeler à l’amour de la Nature, ou agiter la crainte de l’Apocalypse, il me semble qu’une voie plus ajustée aux enjeux du temps revient à multiplier les approches, les pratiques, les discours, les oeuvres, les dispositifs, les expériences qui sont capables de nous faire sentir et vivre depuis le point de vue des interdépendances. Nous faire sentir et vivre comme vivant parmi les vivants, comme eux pris dans la trame, partageant des ascendances et des manières d’être vivant, un destin commun, et une vulnérabilité mutuelle.
Paradoxalement, c’est la crise aujourd’hui qui est le dispositif de cet ordre le plus efficient : la crise des abeilles, la crise de la vie des sols, la crise des forêts amazoniennes comme puits de carbone, parce que la fragilisation d’une forme de vie prise dans le tissage fait tinter toute la trame jusqu’à nous, et nous rappelle que nous n’avons jamais été seuls, que nous ne sommes vivants que glissés dans la vie des autres, dans une situation de vulnérabilité mutuelle.
C’est l’expérience de la vulnérabilité mutuelle avec les pollinisateurs, les vers de terre, la vie des océans, qui nous pousse à sentir depuis le point de vue des interdépendances. À élargir le spectre du souci. C’est que nous traitons désormais de vivant à vivant. Et plus d’ « Homme » à « Nature ». Si nous sommes vulnérables à leur fragilisation, c’est qu’ils sont importants. Et s’ils sont importants, pourquoi tous les autres ne le seraient-ils pas aussi ? Et, de là, la brèche est ouverte dans notre attention politique, où peut s’engouffrer le reste du vivant. […]
Ce dont il s’agit ici, ce n’est ni plus ni moins qu’une transformation de notre compréhension de nous-mêmes : car le souci politique des interdépendances écologiques n’est pas qu’une stratégie pour réagir à la crise écologique systémique, c’est aussi l’expérience d’une autre réponse à la question de savoir qui nous sommes, c’est-à-dire de qui nous sommes faits. (pp.270-271).[…] »
« C’est comme vivant que « je suis ce que je suis parce que nous, les vivants, sommes ce que nous sommes ». Ce souci de soi comme souci des interdépendances, c’est un ubuntu élargi au-delà de l’humain. Un ubuntu multispécifique. » (p. 272).
« Dans une pensée écopolitique des interdépendances, le problème n’est plus de jouer l’indépendance contre la dépendance, c’est l’art de faire la différence entre les liens qui libèrent et les liens qui aliènent. Dans ce monde, le problème devient cartographique, il consiste à distinguer les liens qui asservissent de ceux qui donnent de la puissance d’agir. Les détachements qui fragilisent de ceux qui vivifient. Comment exacerber les affiliations au vivant qui nous poussent, comme sociétés et comme individus, dans la bonne direction : transformer nos usages de la terre vers des formes plus habitables pour les interdépendances. » (p. 274).
« Les égards ajustés » (p. 277)
« Pourquoi devrait-on des égards au monde vivant ? Mais parce que c’est lui qui a fait nos corps et nos esprits, capables d’émotions, de joie, de sens. C’est le monde vivant qui a sculpté toutes nos facultés jusqu’aux plus émancipatrices, dans un tissage constitutif avec les autres formes de vie. C’est lui qui nous maintient debout face à la mort, par sa perfusion continue et joyeuse de vie (cela s’appelle, entre autres, « respirer »). Débrancher ce lien à lui et tout est fini. C’est ce qu’on appelle l’éco-évolution. Conséquemment, la question s’inverse : comment a-t-on pu devenir assez fous pour croire qu’il est irrationnel d’avoir des égards envers ce qui nous a fait et qui assure à chaque instant les conditions de notre vie et de notre félicité possible ? Il faut inverser le fardeau de la preuve. C’est aux idéologiques de la modernité de nous démontrer que ces égards sont irrationnels (souhaitons-leur bon courage). » (pp.281-282).
« Le vrai champ des relations aux êtres du monde, qui s’est déployé dans toute sa diversité dans les cultures de la Terre depuis plus de trois cent mille ans, est intermédiaire du point de vue des pratiques concrètes : ni sanctuariser absolument, ni exploiter aveuglément (car il est sur une autre carte métaphysique) ; c’est le champ des égards. Partout autour du monde, dans les cultures non dualistes, il y a exigence d’égards même envers ce que l’on tue et que l’on mange (donc ce ne sont pas des Personnes ou des fins en soi) ; même envers les environnements donateurs qu’on exploite, et surtout parce qu’on les exploite, il y a exigence d’égards. L’égard se localise discrètement entre moral et instrumental, c’est une position de réciprocité qui n’est pas un égalitarisme ni une sanctuarisation de l’autre. C’est là que tout se joue.
C’est en ce sens que je veux redéfinir, pour finir, la diplomatie interspécifique des interdépendances comme « théorie et pratique des égards ajustés ». Les égards à inventer sont « ajustés », et non pas « justes », précisément parce que les êtres en présence sont des êtres en vérité inconnus dans leurs puissances : on ne dispose pas de leur statut moral définitif (personne, dignité, fin en soi, moyen, pure matière) ; il faut constamment ajuster et réajuster les égards aux réponses qu’ils nous font, à leurs manières de réagir, de plier notre action pour nous la renvoyer autrement. Comme les pollinisateurs des campagnes françaises nous renvoient de manière imprévue notre usage massif des pesticides et intrants phytosanitaires, en nous « disant » : « Si vous continuez comme ça, nous faisons la grève de la pollinisation (la grève par la mort), et vous n’aurez plus de fruits, de légumes, de fleurs, plus de printemps, plus rien. » (pp.284-285).
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