Quelques livres à (re)lire

Le Livre de Daniel

Cris de Stoop

Editions Globe, Paris, 2023.


Jacaranda

Gaël Faye

Grasset, Paris, 2024.


Plouhéran

Isabel Del Real

Delcourt, coll. Encrages, Paris, 2024.


Ce que nous confions au vent

Laura Imai Messina

Albin Michel, coll. 10/18, Paris, 2023.

« Elle n’aimait guère évoquer ses zones d’ombre, mais elle avait pourtant fini par les accepter. C’était ainsi qu’elle avait pu prendre à nouveau soin d’elle. C’était ce qui la reliait à la part la plus authentique des gens, la seule qui puisse la rapprocher d’eux, lui faire ressentir de l’empathie pour eux.
Elle le savait, à présent : la vie use ; avec le temps, elle provoque d’innombrables failles et ce sont elles qui façonnent l’histoire de chacun, qui suscitent le désir d’aller chercher plus loin pour voir ce qu’elle recèle. » (p.226)


Le Poids des secrets

Aki Shimazaki

Actes Sud, coll. « Babel Les Coffrets », Arles, 2021.

Coffret contenant les cinq volumes du « Poids des secrets » : « Tsubaki », « Hamaguri », « Tsubame », « Wasurenagusa », « Hotaru ».


Veiller sur elle

Jean-Baptiste Andrea

L’Iconoclaste, Paris, 2023.

« Je dois tout à mon père, à notre côtoiement trop court sur cette boule de magma. On me soupçonna parfois d’indifférence, parce que je parlais peu de lui. On me reprocha de l’avoir oublié. Oublié ? Mon père vécut dans chacun de mes gestes. Jusqu’à ma dernière oeuvre, jusqu’à mon dernier coup. Je lui dois ma hardiesse de ciseau. Il m’apprit à tenir compte de la position finale d’une oeuvre, puisque ses proportions dépendaient du regard que l’on poserait sur elle, de face ou levé, et à quelle hauteur. Et la lumière. Michelangelo Buonarroti avait poncé sa Pietà à n’en plus finir pour accrocher le moindre éclat, sachant qu’elle serait exposée dans un lieu sombre. Enfin, je dois à mon père l’un des meilleurs conseils que j’aie jamais reçus :
– Imagine ton oeuvre terminée qui prend vie. Que va-t-elle faire ? Tu dois imaginer ce qui se passera dans la seconde qui suit le moment que tu figes, et le suggérer. Une sculpture est une annonciation. » (p. 229)

« Sculpture, c’est très simple. C’est juste enlever des couches d’histoires, d’anecdotes, celles qui sont inutiles, jusqu’à atteindre l’histoire qui nous concerne tous, toi et moi et cette ville et le pays entier, l’histoire qu’on ne peut plus réduire sans l’endommager. Et c’est là qu’il faut arrêter de frapper. » (p.574)

« Il faut avoir vu les peintures de Fra Angelico à la lueur des éclairs… » (p.579)


Des diables et des saints

Jean-Baptiste Andrea

L’Iconoclaste, Paris, 2021.


Promenons-nous dans les bois

Bill Bryson

Petite Biblio Payot, Paris, 2013.


Au coeur de l’hiver

Jean-Marc Rochette

Les Étages Éditions, 2024.


Une vocation

Marc Pirlet

Murmure des Soirs, 2023.

« J’appartiens à la communauté des lecteurs qui ne recherchent pas, ou en tout cas pas seulement, un divertissement ou une évasion dans les livres mais une compréhension du monde et même, bien plus encore – mais je parle ici au passé car j’ai fini par me guérir de cette illusion -, le sens de la vie. Dotés d’une forme supérieure de sensibilité, les écrivains perçoivent ce que nous ne percevons pas, ou alors confusément, et par la maîtrise qu’ils ont de la langue, ils parviennent à nous la faire partager, élargissant ainsi le champ de notre conscience. Depuis bientôt cinquante ans, je n’ai de cesse de glaner les petits cailloux blancs qu’ils laissent derrière eux pour nous amener à des vérités à côté desquelles, sans leur clairvoyance, nous serions passés en les ignorant. » (p.73).


Créer son jardin résilient

Didier Willery

Editions Ulmer, 2024.


Martin Eden

Jack London

Gallimard, Folio Classique, 2016.
Traduction et édition de Philippe Jaworski.

« Ils enfourchèrent leur bicyclette par un après-midi de la fin de juin, et partirent dans les collines. C’était la deuxième fois qu’il allait en excursion seule avec elle, et tandis qu’ils roulaient dans l’air tiède et parfumé, plaisamment rafraîchi par la brise marine, il fut profondément ému de voir que le monde était si beau et si bien ordonné, qu’il faisait bon y vivre et y aimer. Ils laissèrent leur bicyclette au bord de la route et montèrent au sommet d’un tertre brun où l’herbe brûlée par le soleil exhalait les senteurs douces et sèches de la moisson, et un sentiment de bien-être.
« Elle a fait son travail », dit Martin alors qu’ils s’asseyaient elle sur la veste du jeune homme, lui allongé tout contre la terre chaude. Il respirait l’odeur tendre de l’herbe fauve qui, pénétrant dans son cerveau, faisait s’agiter ses pensées du particulier à l’universel. « Elle a accompli ce qui est sa raison d’être », poursuivit-il en tapotant affectueusement l’herbe sèche. « L’ambitieuse s’est hâtée de pousser sous les mornes averses de l’hiver dernier, puis elle a fleuri, attiré les insectes et les abeilles, dispersé ses semences, s’est conformée aux impératifs de sa mission et du monde, et … »
Elle l’interrompit : « Pourquoi regardez-vous toujours les choses sous un angle aussi terriblement prosaïque ?
– Parce que j’étudie l’évolution, j’imagine. À vrai dire, je ne regarde avec mes yeux à moi que depuis peu de temps.
– Mais il me semble que votre prosaïsme vous empêche de voir la beauté ; vous détruisez la beauté comme ces garçons qui, en attrapant les papillons, font disparaître la poudre leurs magnifiques ailes. »
Il secoua la tête.
« La beauté a un sens, mais auparavant je l’ignorais. Je me contentais d’accepter la beauté comme une chose dénuée de sens ; elle était simplement là, sans rime ni raison. Je ne connaissais rien à la beauté. À présent je sais, ou plutôt je commence à savoir. Cette herbe est plus belle pour moi maintenant que je sais pourquoi elle est une herbe, et quelle chimie du soleil, de la pluie et de la terre l’a fait devenir ce qu’elle est. La vie d’un brin d’herbe est un vrai roman, savez-vous, et même un roman d’aventures. J’en palpite rien que d’y penser. Lorsque je songe au jeu de l’énergie et de la matière, et au formidable combat qu’elles se livrent, j’ai l’impression que je pourrais écrire une épopée sur l’herbe. » (pp. 181-183).


Verts

Patrick Lacan et Marion Besançon

Editions Rue de Sèvres, 2024.


Urushi

Aki Shimazaki

Actes Sud, 2024.

Urushi clôture le quatrième cycle romanesque d’Aki Shimazaki, Une clochette sans battant, une pentalogie dont les quatre premiers romans sont Suzuran (2020), Sémi (2021), No-No-Yuri (2022) et Niré (2023).


Le Chant du chardonneret

Carine Mestdage

Murmure des soirs, 2024.

Le 11 mai 2024 :

« Déjà ! Viens voir, Saku.
À mi-hauteur du mur neuf, sur la gauche, quelques petites étoiles roses frémissent entre deux pierres.
– L’herbe à Robert ! Elle est déjà là à s’enraciner. Ah ! Saku, je te l’ai promis ! Va chercher une bouteille de ton bon rosé, et je te raconterai ce qui me lie à cette jolie sauvageonne, hé !
Assis dans l’herbe à côté de Louis, le dos bien calé contre le mur, Sakutarô lève son verre, le fait tourner entre ses doigts, y observe les jeux de lumière et attend. Louis boit un peu, toussote, aspire une nouvelle gorgée.
– Ah ! Saku ! Depuis le temps que tu me vois travailler le plus souvent torse nu, tu as bien remarqué cette cicatrice sur ma hanche gauche. […] Une chute de quatre mètres, plusieurs fractures du bassin et du fémur, des mois sans pouvoir poser le pied à terre. Pour un garçon turbulent comme je l’étais… Voilà…
Long silence.
– Devoirs à domicile, lectures. Je crois avoir lu tout le rayon « jeunesse » de la bibliothèque municipale, Alexandre Dumas, Jules Vernes, Alain-Fournier, tout y est passé. Même si cela me permettait de rêver un peu je sombrais peu à peu dans la déprime.
Louis vide son verre et, saisissant la bouteille, le remplit aussitôt.
– Un jour de beau temps, pensant bien faire, ma mère a installé ma chaise longue sur le perron pour que je puisse voir mon frère et nos amis jouer au ballon. Tu imagines ! Spectacle insupportable ! Alors j’ai détourné les yeux et regardé obstinément le mur qui longe l’escalier. Plusieurs touffes roses de géranium Robert y fleurissaient. Je me souvenais pourtant avoir vu ma mère, une dizaine de jours plus tôt, occupée avec un petit couteau à débarrasser les pierres des mousses et des herbes. Ainsi la vie, même arrachée, renaissait, s’épanouissait ! Ce fut le déclic. Je me suis mis à faire sérieusement les exercices physiques prescrites, quelques semaines plus tard je marchais et retournais à l’école.
– Belle histoire Louis ! C’est ainsi que tu es devenu jardinier ?
– Oh ! Pas tout de suite. Poussé par mes parents et mon goût de la lecture, j’ai d’abord fait des études d’instituteur. J’ai aimé ce métier cinq ans, puis l’appel, le goût du « baiser de la terre » a été le plus fort.
– Le bonheur, enfin !
– Bonheur, qu’est-ce que cela veut dire ! Non ! La vie, avec ses naissances, ses morts, ses joies, ses peines. La vie, simplement. Se laisser caresser, agripper par le monde, et, le temps qui file, le faire chanter quand il vous glisse entre les doigts. C’est tout ! Tu comprends, Saku ?
Comprendre ? Le regard perdu dans le vague, Sakutarô  sourit, écoute les paroles de Louis, leur musique mêlée au chant des criquets, à quelques beuglements lointains, au gazouillis des hirondelles volant en piqué au-dessus de la cour, au crissement près de son front des feuilles du tilleul parcheminées par la sécheresse. » (pp.92-94.)


De Grandes Espérances

Charles Dickens

Nouvelle traduction par Jean-Jacques Greif, Tristram, 2022.


Goldman

Ivan Jablonka

Editions du Seuil, « La Librairie du XXIe siècle », 2023.

Le 3 avril 2024 :

« Jean-Jacques Goldman n’a jamais varié de cette ligne sociale-démocrate, mais si l’on regarde de plus près, à travers ses chansons et ses interviews, on constate qu’il a été profondément influencé par les conceptions marxistes en vigueur dans sa famille (le contraire eût été surprenant) :
– c’est la vie socio-économique qui détermine la conscience des individus, et ce matérialisme historique nourri de sciences sociales révèle le conditionnement de nos choix, alors que nous croyons agir en toute liberté ;
– un des grands maux de la société est le « fétichisme de la marchandise », avec ses objets, ses marques, ses modes, ses spectacles, tout ce qui est vain et secondaire ;
– malgré le capitalisme qui voudrait réduire nos vies à des quantités, des chiffres et des profits, il y a des choses qui ne s’achètent pas, comme la liberté ou l’amitié, et l’on est riche de ça ;
– il faut lutter contre toutes les formes d’aliénation, celle du travail en usine, celle de la société de consommation, mais aussi celle de l’industrie culturelle (au sens d’Adorno et Horkheimer), responsable par exemple du matraquage d’un tube à la radio ;
– l’oppression subie par autrui nous touche personnellement et nous oblige à résister ensemble, au-delà de nos appartenance ethno culturelles ;
– l’émancipation des individus dans une société d’égaux est l’objectif ultime, selon les principes de justice et de fraternité.
Comme Albert Goldman a fui les appareils pour préserver les idéaux de sa jeunesse, Jean-Jacques retranche du marxisme la violence, la dictature du prolétariat, la destruction de l’état bourgeois, au profit d’une pensée « rouge » dédiée au bonheur des hommes : travail et temps libre pour tous, instruction gratuite obligatoire, égalité des chances, fin des discriminations, disparition de la misère. Pendant leurs congés, les ouvriers iront voir la mer. » (p.49). 


La Vie secrète des arbres

Peter Wohlleben

Editions Les Arènes, 2017.

Le 11 mars 2024 :

«Leur bien-être dépend de la communauté : si les plus faibles disparaissent, tous y perdent. » (p.41).


Thomas et le Voyageur

Gilles Clément

Editions Albin Michel, 2011.

Le 16 décembre 2023 :

«Notre jardin, celui des hommes en quête de savoir, n’est pas un lieu de l’épuisement des sciences, un objet observé à distance, c’est un système sans limite de vie, sans frontière et sans appartenance, nourri au rêve des jardiniers et sans cesse remodelé par les conditions changeantes de la nature. C’est un lieu de sauvegarde des réalités tangibles et intangibles. Un territoire mental d’espérance. » (p.226).


Les quatre saisons de Gilles Clément
Itinéraire d’un jardinier planétaire

Frédérique Basset

Les éditions Rue de l’échiquier, l’écopoche, 2022.

Le 29 novembre 2023 :

« Observer le vagabondage des plantes, les graines qui ont germé là où la terre et la lumière leur ont offert le meilleur, s’émouvoir de la résilience des coquelicots, nivelles, bleuets, digitales et molènes… Et puis redessiner le chemin. À la Vallée, Gilles vit au rythme de son jardin. Un temps qui s’écoule loin des horloges. « Quand on jardine, on est avec le monde et en dehors d’un certain monde, loin de l’agitation convenue, des rendez-vous, des agendas. Aujourd’hui, tout doit se faire dans l’instant ! Et l’on croit que c’est important. Alors que dans le rapport au temps du jardin, on n’est jamais agacé si quelque chose n’est pas instantané. Pour faire un jardin, il faut un morceau de terre et l’éternité. À la Vallée, la question du temps n’est pas celle de la rentabilité. Elle est dans le temps qu’il fait, le temps qui passe ou ne passe pas, mais qui est celui qui doit être, sans plus. Si j’ai tant besoin de cet endroit, c’est bien parce que je n’y suis pas martyrisé par le temps. »

Alors le jardinier peut rêver : ses mains sont occupées, mais son esprit est libre. « Le jardinier partage cet état avec les artisans. Pendant qu’il travaille, l’esprit voyage, fabrique son rêve, ses fantasmes. Je n’ai jamais vu d’artisans malheureux et je ne me souviens pas d’avoir été malheureux en jardinant, ou alors c’étaient des périodes où j’étais déprimé, ce qui m’est arrivé deux ou trois fois dans ma vie. Sans que j’en sois conscient, le jardin a eu pour moi un rôle thérapeutique quand j’étais enfant. »» (p. 80).


Le jardin en mouvement

Gilles Clément

Sens Et Tonka Editeurs, 2017

Le 29 novembre 2023 :

« IV. Friche
Friche, mot dévalorisé.
On dit : « tomber en friche ».
Contradiction : lieu de vie extrême.
Voie d’accès au climax.
[…]
Presque toujours, le terme de friche s’applique à un terrain qui a cessé d’être travaillé ou qui pourrait l’être. On ne se sert pas de ce mot pour désigner les coteaux sauvages, les prairies abruptes de haute montagne, les arrière-dunes encombrées de chardons bleus ou tout autre milieu dit « naturel ». Non, la friche exclut à la fois la nature et l’agriculture, elle laisse entendre que l’on pourrait faire mieux.
Pourrait-on faire un jardin par hasard ? » (p. 56).

« V. Climax
Climax : niveau optimum de végétation.
Presque toujours, sous nos climats, le climax est une forêt. Si l’on abandonnait tous les sols cultivés de France, le territoire se recouvrirait d’un manteau forestier équivalent à celui qu’ont connu les hommes d’avant la Gaule. » (p.61).

« Le climax est tributaire des conditions de vie. Ces conditions de vie définissent les biotopes. Il y a autant de niveaux climaciques qu’il y a de biotopes – et ceux-ci peuvent se modifier dans le temps. Pour le jardin en mouvement, le climax est un point de mire, une visée possible. Il n’est pas nécessaire de l’atteindre.
En effet, la notion même de mouvement suppose une mobilité visible. Or, la mobilité des bouleversements climatiques n’est pas à l’échelle de temps d’un jardin, en particulier lorsque le climax est de type forestier. À titre d’exemple, il faut à peu près quarante ans pour qu’un sol de culture abandonné à lui-même se transforme en petit-bois de futaie. Ce n’est pas le cas de la friche. » (p.62)
« La friche, elle, est tout à fait à l’échelle de temps du jardin. Son développement naturel évolue de trois à quatorze ans après l’abandon d’un sol à lui-même. Mais on peut accélérer ce processus et « installer » la friche à son niveau de richesse floristique le plus intéressant – c’est-à-dire entre sept et quatorze ans, suivant les cas – de manière presque immédiate, de la même façon que l’on crée un jardin.
Cela est rendu possible par le fait que la friche est généralement riche de toutes les strates végétales, en particulier les strates herbacés et que celles-ci ont un temps d’apparition et de disparition très rapide… Il suffit de gérer ces temps pour reculer l’accès au climax.
Cependant, la connaissance du climax local donne une indication utile sur la série floristique finale dont le jardin est menacé. Comment l’harmoniser avec cette végétation future. Peut-on, d’ores et déjà, l’intégrer ? » (p. 64).


Le Comte de Monte-Cristo

Alexandre Dumas

Calmann-Levy, 1956 (édition en IV tomes).

Le 5 octobre 2023 :

« Quant à vous, Morrel, voici tout le secret de ma conduite envers vous : il n’y ni bonheur ni malheur en ce monde, il y a la comparaison d’un état à un autre, voilà tout. Celui-là seul qui a éprouvé l’extrême infortune est apte à ressentir l’extrême félicité. Il faut avoir voulu mourrir, Maximilien, pour savoir combien il est bon de vivre. » (p. 1483-1484).


Loire

Etienne Davodeau

Futuropolis, 2023.

Epigraphes :

« Des forêts luxuriantes de l’Amazonie aux étendues glacées de l’Arctique canadien, certains peuples conçoivent donc leur insertion dans l’environnement d’une manière fort différente de la nôtre. Ils ne se pensent pas comme des collectifs  sociaux  gérant leurs relations à un écosystème, mais comme de simples composantes d’un ensemble plus vaste au sein duquel aucune discrimination véritable n’est établie entre humains et non-humains. »

Philippe DESCOLA, Par delà nature et culture, 2005.

« Nous avons vécu dans la fiction d’un roman moderne de séparation qui a mis la nature d’un côté et la culture de l’autre. Mais les choses – et la Loire parmi elles – n’ont jamais cessé de parler, n’ont jamais cessé d’être des causes, des âmes si vous voulez, des principes agissants, animés, qui font que le système Terre dans son ensemble vit, que la Loire parle et agit. »

Bruno LATOUR, devant la Commission du Parlement de Loire, Tours, le 19 octobre 2019.


Un voyage dans les jardins. Eloge de la terre

Byung-Chul Han

Actes Sud, 2023

16 mai 2023 :

« Le mot anglais digital se dit en français « numérique ». Le numérique démystifie, dépoétise, déromantise le monde. Il lui vole tout mystère, toute étrangeté, tout ce qu’il approche devient connu, banal, familier, se transforme en like, en identique. Tout devient comparable. Face à la numérisation du monde, il serait urgent de reromantiser la terre, de lui rendre sa poétique, de lui restituer la dignité du mystérieux, du beau, du sublime. » (p.25)

« Depuis que je travaille au jardin, j’ai un sentiment étrange, un sentiment que je ne connaissais pas auparavant et que je ressens physiquement. C’est sans doute un sentiment de la terre qui me rend heureux. Peut-être la terre est-elle un synonyme du bonheur qui de nos jours s’éloigne peu à peu de nous. Retour à la terre signifie par conséquent retour au bonheur. La terre est la source du bonheur. Mais aujourd’hui nous l’abandonnons, notamment dans le sillage de la numérisation du monde. Nous ne recevons plus la force de la terre, qui anime et qui rend heureux. Elle est réduite à la taille de l’écran. » (p. 28).


Petit Pays

Gaël Faye

Grasset, 2016

01 avril 2023 :

« …prends garde au froid, veille sur tes jardins secrets, deviens riche de tes lectures, de tes rencontres, de tes amours, n’oublie jamais d’où tu viens… » (page 214, Le Livre de Poche).


La Cité des nuages et des oiseaux

Anthony Doerr

Albin Michel, 2022

08 janvier 2023 :
Un roman extraordinaire pour débuter la nouvelle année.
Une oeuvre chorale qui traverse les époques depuis la Grèce antique jusqu’à notre futur proche, hors-sol, en passant par la prise de Constantinople et la Renaissance du Quattrocento.
En termes de récit et de construction romanesque, on passe de l’Iliade à Matrix… avec toujours la question du héros et du sens de la vie.
C’est l’histoire des fragments d’un livre – conte philosophique antique – qui traverse le temps et l’espace et, toujours, guide les âmes pures.


Blanc

Sylvain Tesson

Gallimard, 2022


Un chien à ma table

Claudie Hunzinger

Grasset, 2022


Manières d’être vivant

Baptiste Morizot

Actes Sud, 2020

21 août 2022 :

J’ai pu mettre à profit mes vacances d’été pour, enfin, lire le dernier livre de Baptiste Morizot, « Manières d’être vivant », paru chez Actes Sud en 2020, dans la collection « Mondes sauvages. Pour une nouvelle alliance ».

« Manières d’être vivant » est un recueil de plusieurs essais d’écologie-éthologie philosophiques.

C’est un livre formidable dans lequel Baptiste Morizot s’appuie sur des expériences de terrain, notamment sur la piste des loups dans les montagnes du Vercors en France, pour construire plusieurs concepts philosophiques très féconds, qui, je pense, pourraient bien servir à nourrir une politique locale positive, fédératrice, qui réponde aux multiples enjeux des crises que nous traversons.
Se basant notamment sur l’éthique de Spinoza qui nous incite à cultiver ce qu’il y a de meilleur en nous, pour notre propre bien, notre « santé », notre « joie » (il compare le « conatus » de Spinoza au « loup blanc » de la légende amérindienne cherokee), il démontre comment il nous faut sortir du libéralisme des « intérêts » et reprendre conscience de nos interdépendances avec les autres vivants et tout ce qui vit (y compris le sol), dans des « communautés d’importance » où les relations seraient basées sur le principe des « égards ajustés ». Il ne serait plus question d’opposer des camps (les tenants de la « Nature » contre les extractivistes par exemple, les défenseurs du loup contre les bergers, la passion contre la raison, etc.), mais, jouant les diplomates, d’acter et de démontrer nos interdépendances et l’impérieuse nécessité, quelque soit le point de vue de chacun, le camp d’origine (berger ou loup par exemple), de reconnaître que nous partageons des enjeux vitaux communs, notamment l’habitabilité de notre territoire, et « une vulnérabilité mutuelle » (p.270) face à ceux-ci.
Je souligne : « Dans une pensée écopolitique des interdépendances, le problème n’est plus de jouer l’indépendance contre la dépendance, c’est l’art de faire la différence entre les liens qui libèrent et les liens qui aliènent. » (p.274)

La suite ici.


Au large

Benjamin Myers

Seuil, 2022

15 juin 2022 :

Un des plus beaux romans que j’ai lus ces dernières années !
Une ode à la nature, un roman d’initiation à la liberté, à la poésie et à l’intelligence.
Dans les paysages du Yorkshire juste après la Seconde Guerre mondiale.
De toute beauté.


Voyages dans mon jardin

Nicolas JOLIVOT

HongFei, 2021.


L’Arbre monde

Richard POWERS

Cherche midi, 2018

8 mai 2022 :

Certains romans sont comme des jardins, enclos, structurés autour d’un grand arbre central – le personnage principal – et de quelques autres sujets plus ou moins importants. Le narrateur jardinier trace quelques chemins aventureux ou poétiques. Il décrit les scènes, quelques parterres entretenus, le plus souvent par la main de l’homme, sinon par les machines, ou pire, avec quelques produits chimiques. Certains romans sont comme ces jardins et n’offrent qu’une vision très limitée, voire anthropocentrée, de l’homme sur la nature ; les  évènements y sont réduits aux schémas et aux scénarios que l’homme est capable de projeter autour de lui. Mais la littérature peut davantage. Elle peut nous ouvrir à beaucoup plus grand, à beaucoup plus beau ; à l’immensité, à la complexité de la vie ; la nature, le sauvage. Elle peut nous en dire plus sur qui nous sommes véritablement, nous sujets humains, homo sapiens ; nous les « occupants » du monde, trop occupés à nous « développer », en oubliant de regarder, d’admirer et de préserver toute la beauté du reste du Vivant.

« L’Arbre monde » de Richard Powers n’est pas de ces romans-jardins. Il est un vaste roman-forêt ; un roman total où neuf personnages se voient décrits tels des arbres-sujets, avec leurs racines profondément ancrées, reliées, interconnectées ; leurs troncs et leurs cimes – la vie dans la canopée – et enfin leurs graines, capables de les transporter sur des distances insoupçonnées. Ces neufs personnages aux destins tellement différents tentent de survivre dans cette forêt-monde, menacée par la violence des hommes, par le capitalisme destructeur et le développement numérique porté par les licornes de la Silicon valley. Ils chercheront chacun refuge dans la lutte pour la sauvegarde de l’Arbre-monde. La violence du combat les confrontera à la mort d’un des leurs et aux risques que l’homme fait peser sur lui-même en s’attaquant de la sorte au Vivant. 

Un livre qui nous remet « à l’endroit » du territoire « dont on vit », pour rependre une expression de Bruno Latour…

EXTRAITS :

« Personne ne voit les arbres. Nous voyons des fruits, nous voyons des noix, nous voyons du bois, nous voyons de l’ombre. Nous voyons des ornements ou les jolies couleurs de l’automne. Des obstacles qui bloquent la route ou qui obstruent la piste de ski. Des lieux sombres et menaçants qu’il faut défricher. Nous voyons des branches qui risquent de crever notre toit. Nous voyons une poule aux oeufs d’or. Mais les arbres… les arbres sont invisibles. » (p. 625).

« Ce monde n’est pas notre monde avec des arbres dedans. C’est un monde d’arbres, où les humains viennent tout juste d’arriver.  […] Les arbres sont conscients de notre présence. La chimie de leurs racines et des parfums que dégagent leurs feuilles change à notre approche… Quand on se sent bien après une promenade en forêt, c’est peut-être que certaines espèces essaient de nous draguer, ou de nous soudoyer. Tant de remèdes miracles proviennent des arbres, et nous avons à peine gratté la surface de ce qu’ils ont à offrir. Les arbres essaient depuis longtemps d’entrer en contact avec nous. Mais ils parlent à des fréquences trop basses pour que les humaines les entendent. » (p.626).

« Le monde comptait six billions d’arbres quand les humains sont apparus. Il en reste la moitié. Dont la moitié aura encore disparu dans cent ans. Et ce que sont censés dire, selon pas mal de gens, tous ces arbres en voie de disparition, c’est ce qu’on leur fait dire. » (p. 637) « […] Autrefois, les arbres parlaient aux hommes tout le temps. Même les gens normaux les entendaient. » (p.637)

« Ces gens veulent des rêves de percée technologique. Une nouvelle méthode pour transformer la pulpe de peuplier en papier en consommant un tout petit peu moins d’hydrocarbures. Du bois de construction génétiquement modifié qui bâtira de meilleures maisons et arrachera les pauvres du monde entier à leur misère. La réparation qu’ils veulent, c’est simplement une démolition un peu moins coûteuse. Elle pourrait leur parler d’une machine très simple qui ne réclame aucun carburant et très peu de maintenance, qui conserve le carbone en permanence, enrichit l’humus, rafraîchit le sol, nettoie l’air, et s’adapte à toutes les tailles. Une technologie qui se duplique et répand même de la nourriture gratuite. Un engin si beau qu’il mérite des poèmes. Si les forêts étaient brevetables, elle aurait droit à une ovation. » (pp. 643-644).

« Si nous pouvions voir le vert, nous verrions une chose de plus en plus intéressante à mesure qu’on s’en approche. Si nous pouvions voir ce que fait le vert, nous ne serions jamais seuls ou blasés. Si on comprenait le vert, on pourrait apprendre à cultiver toute la nourriture dont nous avons besoin en trois couches d’épaisseur, donc sur un tiers des sols dont nous avons besoin actuellement, avec des plantes qui se protégeraient mutuellement des parasites et des tensions. Si nous savions ce que voulait le vert, nous n’aurions pas à choisir entre les intérêts de la Terre et les nôtres. Ils ne feraient qu’un ! […] Voir le vert, c’est saisir les intentions de la Terre. » (p. 671).

« Je me suis posé la question à laquelle vous me demandez de répondre. […] Quelle est LA meilleur chose qu’un humain puisse faire pour le monde de demain ? […] » (pp.672-673)

« Vous m’avez demandé comment réparer la maison. Mais c’est nous qui avons besoin d’être réparés. Les arbres gardent en mémoire ce que nous avons oublié. Chaque spéculation doit faire de la palace à une autre. Mourir, c’est aussi la vie. » (pp.685-686).

Graines.

« Disons que la planète naît à minuit et que sa vie court sur un jour. 

Au début, il n’y a rien. Deux heures sont gaspillées par la lave et les météores. La vie n’apparaît pas avant trois ou quatre heures du matin. Et même alors, c’est seulement d’infimes bribes qui se dupliquent. De l’aube à la fin de la matinée – un milliard d’années de ramification – rien n’existe que de maigres cellules simples. 

Et puis il y a tout. Quelque chose de fou arrive, peu après midi. Une variété de cellule simple en asservit deux ou trois autres. Les noyaux acquièrent des membranes. Les cellules développent des organelles. Un camping solitaire donne naissance à une ville. 

Les deux tiers du jour sont passés quand animaux et plantes prennent des chemins séparés. Mais la vie n’est encore que cellules simples. Le crépuscule tombe avant que la vie composée s’impose. Tous les grands organismes vivants sont des retardataires qui n’arrivent qu’à la nuit. À neuf heures du soir apparaissent méduses et vers de terre. L’heure est presque écoulée quand survient la percée : épines dorsales, cartilage, une explosion de corps possibles. D’une minute à l’autre, d’innombrables tiges et branches nouvelles éclatent et  s’égaillent dans la frondaison qui s’étend. 

Les plantes parviennent à la terre juste avant vingt-deux heures. Puis les insectes, qui aussitôt décollent. Quelques minutes plus tard, les tétrapodes s’arrachent à la boue des marées, en charriant sur leur peau et dans leurs tripes des univers entiers de créatures plus anciennes. Vers onze heures, les dinosaures ont fait leur temps, et laissent la barre aux mammifères et aux oiseaux pour une heure. 

Quelque part dans ces soixante minutes, très haut dans la canonnée phylogénétique, la vie se fait consciente. Des créatures commencent à spéculer. Des animaux apprennent à leurs enfants le passé et le futur. Des animaux apprennent à avoir des rituels.

L’homme moderne au sens anatomique se pointe quatre secondes avant minuit. Les premières peintures rupestres apparaissent trois secondes plus tard. Et en un millième de clic de la grande aiguille, la vie résout le mystère de l’ADN et se met à cartographier l’arbre de vie lui-même. 

À minuit, la plus grande partie du globe est convertie en cultures intensives pour nourrir et protéger une seule espèce. Et c’est alors que l’arbre de vie devient encore autre chose. Que le tronc géant commence à vaciller. » (pp. 699-700).

« Il n’y a pas d’arbres isolés dans une forêt. […] Il n’y a plus de nature sauvage. La forêt a succombé à la sylviculture sous assistance chimique. Quatre milliards d’années d’évolution, et c’est comme ça que ça va finir. Politiquement, concrètement, émotionnellement, intellectuellement : les humains, c’est tout ce qui compte, c’est le dernier mot. On ne peut pas mettre un terme à l’appétit humain. On ne peut même pas le ralentir. Même la stabilité coûte trop cher pour l’espèce. » (p. 706).

Richard Powers, L’Arbre monde, Traduit de l’anglais (Etas-Unis) par Serge Chauvin, Cherche Midi, 2018.


La plus secrète mémoire des hommes

Mohamed MBOUGAR SARR

Philippe Rey, Paris, 2021
http://www.philippe-rey.fr/livre-La_plus_secrète_mémoire_des_hommes-504-1-1-0-1.html

27 décembre 2021
Citation 1 :
« Il est vrai qu’à une époque nous partagions des idéaux similaires. Je peux même dire que, de nous deux, j’étais le plus radical. Mais nul ne demeure inaltéré. Est-ce seulement souhaitable ?
La fidélité à un soi ossifié à travers le temps n’est pas qu’une chimère ; elle me semble être un aveuglement dont se rit la vie : la vie, son imprévisible mouvement, ses incertitudes, ses circonstances qui, parfois, broient valeurs et principes qu’on pensait, prétendait immutables.
J’entends quelques fois dire qu’il faut rester fidèle à l’enfant qu’on a été. C’est la plus vaine ou funeste ambition qu’on puisse avoir au monde. Voilà un conseil que je donnerai jamais.
L’enfant qu’on a été jettera toujours un regard déçu ou cruel sur ce qu’il est devenu adulte, même si cet adulte a réalisé son rêve. Cela ne signifie pas que l’âge adulte ne soit par nature damné ou truqué. Simplement, rien ne correspond jamais à un idéal ou un rêve d’enfance vécu dans sa candide intensité. Devenir adulte est toujours une infidélité qu’on fait à nos tendres années. Mais là réside toute la beauté de l’enfance : elle existe pour être trahie, et cette trahison est la naissance de la nostalgie, le seul sentiment qui permette, un jour peut-être, à l’extrémité de la vie, de retrouver la pureté de jeunesse.  » (p. 364).
Citation 2 :
« […] les âmes qui prétendent le fuir courent en réalité derrière le passé et finissent, un jour ou l’autre, par le rattraper dans leur futur. Le passé a du temps ; il attend toujours avec patience au carrefour de l’avenir ; et c’est là qu’il ouvre à l’homme qui pensait s’en être évadé sa vraie prison à cinq cellules : l’immortalité des disparus, la permanence de l’oublié, le destin d’être coupable, la compagnie de la solitude, la malédiction salutaire de l’amour. » (p.451).


La forêt-jardin

Créer une forêt comestible en permaculture pour retrouver autonomie et abondance

Martin CRAWFORD

Ulmer, Paris, 2017
https://www.editions-ulmer.fr/editions-ulmer/la-foret-jardin-creer-une-foret-comestible-en-permaculture-pour-retrouver-autonomie-et-abondance-600-cl.htm


Mahmoud ou la montée des eaux

Antoine Wauters

Verdier, 2021

Extrait :
« Vieillir, c’est devenir l’enfant que plus personne ne voit.
L’enfant dont on dit qu’il a les cheveux gris.
Dont on attend des choses, promesses, gloires et
accomplissements, alors que tout ce qu’il souhaite,
c’est rester à jouer avec son bâton en regardant tomber la
pluie, les mains couvertes de boue.
Vierge de paroles et de tout clinquant. » (p.46.)


Méditations sur la chasse

José Ortega y Gasset

Lisbonne, 1942, Traduit de l’espagnol par Charles-A.Drolet aux éditions Septentrion

12 octobre 2021

À propos du « travail » #2
À la suite du texte de Ludwig Hohl que je vous présentais le 30 septembre, voici deux extraits d’un autre texte sans doute tout aussi méconnu – en tout cas des non-initiés comme moi – mais dont je dois la découverte au mari d’une collègue (merci B & J-F).
Un texte philosophique sur les liens entre nature et culture et qui trouve sa naissance dans une commande un peu particulière : rédiger l’introduction d’un livre sur la chasse.
Oui, vous m’avez bien lu, je lis un livre de « Méditations sur la chasse », écrit par le philosophe espagnol José ORTEGA y GASSET, paru en 1942, ici dans sa traduction française parue chez Septentrion, au Québec, en 2006. Et c’est super intéressant ! Y compris la préface de Louis-Gilles Francoeur.
Ce texte, donc, qui traite de la chasse, est surtout un prétexte pour Ortega à des méditations plus essentielles encore sur la vie. Il fait écho, selon moi, au texte de Ludwig Hohl qui évoquait, à propos du travail, nos forces intérieures s’opposant aux forces extérieurs du « faux travail ».
Ici, Ortega oppose nos « occupations forcées » aux « occupations heureuses » et à la « vocation », « ce phénomène étrange qui nous appelle à réaliser des choses spécifiques ». Il précise aussi toute la complexité de la notion de bonheur par opposition à la simplicité du plaisir et n’ignore pas que le bonheur peut impliquer tout autant la notion d’effort consenti librement, telle qu’on la rencontre dans le sport…
Extraits :
« Une longue série de nécessités inéluctables, que nous devons satisfaire sous peine de succomber, nous est évidemment imposée avec la vie. Mais les moyens et les façons d’y arriver ne nous ont pas été imposés, de sorte que, même pour cet ordre de choses inévitables, chaque homme doit inventer, pour lui-même et en puisant dans les usages et les traditions, le répertoire de ses actions. De plus, jusqu’à quel point ces nécessités que nous disons vitales le sont-elles vraiment rigoureusement parlant ? Elles nous sont imposées en autant que nous les acceptions, et nous ne voudrons pas les accepter si nous n’inventons pas pour notre vie un sens, un charme, une saveur qu’elle ne possède pas par elle-même. C’est la raison pour laquelle j’ai dit que la vie nous es donnée vide. En elle-même, la vie est insipide parce qu’elle se réduit à « être là ». Alors, pour l’homme, exister devient une tâche poétique, comme celle du dramaturge ou du romancier : il doit inventer pour son existence un scénario, lui donner un caractère qui la rendra suggestive et attirante.
En réalité, pour presque tous les hommes, la majeure partie de la vie n’est remplie que d’occupations forcées, de tâches qu’ils ne font pas par choix. […] Quoi que la persistance de cet inconvénient nous ait endurcis un peu, ces occupations imposées par la nécessité nous apparaissent pénibles. Elles pèsent sur notre existence, la meurtrissant et la broyant. C’est pourquoi nous les appelons « travaux », mot dont l’étymologie signifie « supplice atroce » (du latin trepalitum). De plus, ce qui nous tourmente le plus au sujet du travail, c’est qu’il prend du temps de notre vie et que ce temps semble nous être enlevé, ou dit autrement : la vie utilisée pour le travail ne semble pas nous appartenir véritablement, ce qui devrait être le cas, mais elle est au contraire perçue comme un anéantissement de notre propre existence. Nous avons beau nous encourager par des réflexions secondaires qui visent à ennoblir le travail à nos yeux et à l’entourer d’une aura embellie et hagiographique ; il reste au fond de nous quelque chose d’irrépressible qui est toujours à l’oeuvre, qui ne cesse jamais de protester et qui confirme la terrible malédiction de la Genèse. De là le mauvais sens que nous donnons fréquemment au terme « occupation ». Quand quelqu’un nous dit qu’il est « très occupé », il nous fait habituellement comprendre que sa vraie vie est en suspension, comme si des réalités étrangères avaient envahi son monde et l’en avaient expulsé. C’est tellement vrai, que tout être humain qui travail le fait avec l’espoir plus ou moins lointain de gagner par son travail un jour la libération de sa vie, d’être capable à son heure d’arrêter de travailler et de vraiment… commencer à vivre.
Tout cela montre que l’homme péniblement submergé par son travail ou ses occupations forcées regarde au-délà, projette par sa fantaisie une autre sorte de vie faite d’occupations très différentes, dont la réalisation ne lui donnerait pas l’impression de perdre son temps, mais au contraire d’en gagner, et de le remplir de choses satisfaisantes, comme il se doit. Contrairement à une vie qui s’autodétruire et constitue un échec- c’est-à-dire une vie de travail -, il planifie une vie réussie par elle-même, une vie de plaisir et de bonheur. Tandis que les occupations forcées se présentent comme des obligations étrangères, nous sommes attirés vers les autres par une petite voix intérieure qui les réclame des replis profonds et secrets de notre être. Ce phénomène étrange qui nous appelle à réaliser des choses spécifiques et la « vocation ». »
ORTEGA y GASSET José, « Méditations sur la chasse », Lisbonne, 1942, Traduit de l’espagnol par Charles-A.Drolet, Septentrion, pp. 40-42.
« Les occupations heureuses, personne n’en doute, ne se limitent pas qu’au plaisir ; elles sont aussi efforts, et les vrais sports sont faits d’efforts. IL n’est pas possible, par conséquent, de distinguer le travail du sport par un niveau plus ou moins grand de fatigue. La différence, c’est que le sport est un effort accompli tout à fait librement, par plaisir, tandis que le travail est un effort obligé accompli en vue d’un bénéfice. »
Ibid, pp. 49-50.


Vivre avec la terre

Perrine et Charles HERVÉ-GRUYER

Actes Sud, Arles, 2019
https://www.actes-sud.fr/vivre-avec-la-terre

1er août 2021,

Citation page 140 :

« RÉENSAUVAGER LE MONDE :
Les Anglos-Saxons ont récemment formulé un beau concept: rewilding, réensauvager des pans entiers de nos pays. L’emprise humaine sur la planète est devenue suffocante. Partout, la nature est étouffée par notre domination sans partage. La biodiversité s’érode à une vitesse sans précédent. Le concept permaculturel de zones autorise une évolution majeure : le fait de concentrer nos soins sur de petites zones extrêmement productives permet de libérer des espaces pour la vie sauvage. Sans perdre en productivité, bien au contraire, nous pourrions rendre à la nature des surfaces potentiellement vastes si cette approche se généralisait. Les services écosystémiques rendus par ces territoires sauvages permettront aux espaces soignés de gagner en productivité et en durabilité. On sort de la spirale de destruction de la biosphère pour entrer dans une spirale vertueuse de régénération. Il s’agit véritablement d’une manière inédite de concilier les besoins de l’humanité et ceux de la biosphère, et cette piste mérite d’être explorée comme l’une des plus prometteuses pour habiter durablement notre planète. »
Perrine & Charles HERVÉ-GRUYER, Vivre avec la Terre, Actes Sud / Ferme du Bec Hellouin, 2019, page 140.


Où suis-je ?

Leçons du confinement à l’usage des terrestres

Bruno LATOUR

Éditions La Découverte, Les Empêcheurs de penser en rond, Paris, 2021.
https://www.editionsladecouverte.fr/ou_suis_je_-9782359252019

12 février 2021
Vous voilà prévenus.
Je reproduis ci-dessous, par grands fragments, des extraits du chapitre 8 « Décrire un territoire, mais à l’endroit », du dernier essai du philosophe Bruno Latour, « Où suis-je ? Leçons du confinement à l’usage des terrestres », paru aux éditions de La Découverte, début 2021, dans la collection « Les Empêcheurs de penser en rond ».
Un texte incroyablement profond, brillant, qui me parle et me touche tout particulièrement, moi qui travaille depuis plus de quinze ans comme « agent de développement local » et qui donc, me confronte à la gouvernance territoriale, à l’Economie et à l’Ecologie au niveau local ; et me questionne sur le sens de l’action publique dans le contexte de la profonde mutation en cours de notre système Terre (décrite par ailleurs comme l’Anthropocène) et la profonde mutation de nos existences causée à la fois par les dérégulations structurelles du système capitaliste et par les symptômes grandissants que sont notamment le réchauffement climatique, les problèmes de santé publique, cette fameuse pandémie, les extinctions de masse, la défiance envers les institutions politiques, etc. (La liste est malheureusement beaucoup trop longue).
Bruno Latour, avec ce texte, nous invite à « reprendre langue avec nos voisins », au niveau local donc, pour décrire ensemble le territoire où nous vivons, « à l’endroit et d’en bas » ; lister toutes les interactions avec ceux – tous les vivants – dont on dépend (« engagement » et « intensité ») pour vivre, survivre et se reproduire (Latour parle de « nos soucis d’engendrement » et du « monde dont on vit »). Il nous incite à discuter ensemble de la manière de composer, le plus justement possible, avec ce « commun » qui nous unit, avec ces liens d’interdépendance qui nous caractérisent.
C’est pour lui l’enjeu de la sphère publique : il nous faut réinventer « une forme d’institution capable de reprendre la question de la répartition des formes de vie, inexorablement intriquées ». Il nous faut agir, nous métamorphoser face à cette mutation en cours. Pour ce faire, il nous propose « de nommer « écologie » non pas un domaine, une attention nouvelle aux « trucs verts », mais simplement ce que devient l’Economie quand la description reprend. »
Décrire, prendre conscience, en parler, en débattre ensemble, agir, construire ; c’est notre rôle politique de citoyens, ici bas, au sol… terre à Terre.
Extraits du Chapitre 8, «Décrire un territoire, mais à l’endroit », pages 91 à 101 :
« Pendant le confinement, il était inévitable que chacun se mette à réfléchir à ce qui pourrait bien remplacer l’Economie suspendue pour un temps.
[…] Chose étrange, à force d’imaginer le « monde d’après », les confinés ont eu progressivement l’impression d’habiter quelque part et non plus n’importe où. En effet, ces questions de subsistance, ils n’y attachaient guère d’importance auparavant, ou, en tout cas, elles semblaient décidées ailleurs, par d’autres et surtout pour d’autres. Elle formaient à nos yeux une sorte de nécessité inéluctable, d’évidence fantomatique, et nous donnaient donc l’impression que nous n’habitions nulle part en particulier, ce que couvrait le terme justement passe-partout de « globalisation ».
[…] « Mais où est-ce que j’habitais donc avant ? » Eh bien, dans l’Economie justement, c’est-à-dire ailleurs que chez vous. […] L’obligation de rester confinés chez vous prenait un sens positif : claquemurés oui, mais ancrés enfin quelque part. […] L’expression « vivre dans un mode globalisé » avait brusquement pris un sérieux coup de vieux ; bien vite remplacée par une autre injonction : « Essayons de nous situer dans un lieu qu’il faudrait tenter de décrire avec d’autres.» Surprenante associations de verbes : subsister, faire groupe, être sur un sol, se décrire. Pour les ci-devant globalisés, la surprise était totale de voir émerger de nouveau la question « réactionnaire » de former un groupe sur un territoire qui devenait visible au fur et à mesure de la description. « Territoire », ce mot d’administration, prenait pour les confinés un sens existentiel. Comme si, au lieu d’être dessiné de loin par d’autres et comme à l’envers et d’en haut, on pouvait le décrire pour soi, avec ses voisins, à l’endroit et d’en bas. »
[…] Etre localisé et se situer, ce n’est pas la même chose ; dans les deux cas, on mesure bien ce qui compte, mais pas de la même manière.
[…] Alors que, vu à l’envers, fait territoire tout ce qu’on peut localiser sur une carte en l’entourant d’un trait, vu à l’endroit, un territoire s’entendra aussi loin que la liste des interactions avec ceux dont on dépend – mais pas plus. « Là où est ton trésor, là aussi sera ton coeur » (Mt 6,21). Si la première définition est cartographique et le plus souvent administrative ou juridique – « Dites-moi qui vous êtes et je vous dirai quel est votre territoire » -, la seconde est davantage éthologique : « Dites-moi de quoi vous vivez et je vous dirai jusqu’où s’étend votre terrain de vie. »
[Bruno Latour fait alors brièvement référence à Vinciane Despret et notamment, sans le citer, à son ouvrage « Habiter en oiseau », Actes Sud, 2019.]
[…] Avec le territoire à l’envers, on favorise l’accès à des étrangers qui ne font que passer à travers un espace pour eux indifférencié ; dans le territoire à l’endroit, nous entrons en contact de proche en proche avec des dépendants qui s’intercalent de plus en plus nombreux entre nous et nos soucis d’engendrement.
[…] Atterrir ce n’est pas devenir local – au sens de la métrique usuelle – mais capable de rencontrer les êtres dont nous dépendons, aussi loin qu’ils soient en kilomètres. C’est tout le malentendu de l’adjectif « local ». […] une fois remis à l’endroit, on appelle « local » ce qui est discuté est argumenté en commun. « Proche ne veut pas dire « à quelques kilomètres », mais « ce qui m’attaque ou qui me fait vivre de manière directe ; c’est une mesure d’engagement et d’intensité. « Lointain » ne veut pas dire « éloigné en kilomètres », mais ce dont vous n’avez pas à vous soucier tout de suite parce que ça n’a pas d’implication dans les choses dont vous dépendez.
[…] Il est possible que les deux sens du mot « local » ou du mot « lointain » coïncident parfois , mais c’est peu probable. De nos jours, le monde où l’on vit ne se superpose que rarement au monde dont on vit ; il y a longtemps que les habitants des sociétés industrielles n’habitent plus au milieu des pâturages […].
Dès que vous décrivez un territoire à l’envers, vous comprenez dans votre chair pourquoi l’Economie ne pouvait pas être réaliste et matérialiste. […] Embrasser l’Economie, c’est interrompre la reprise des interactions en inventant des êtres qui n’auraient pas de compte à rendre sous le prétexte qu’ils seraient des individus autonomes dont les limites seraient protégées par un droit exclusif de propriété. Droit qui ne s’applique qu’aux autotrophes qui ne laisseraient en aval aucun déchet. […] ces animaux là n’existent pas sur Terre […].
[…] mon voisin grand amateur de maïs – plus exactement, grand usager des subventions de la PAC au maïs irrigué – envahit le corps de mes petits-enfants avec ses herbicides. Si je vais lui dire de respecter mon droit de propriété et de garder pour lui les herbicides confinés dans les limites de ses champs, il me rétorquera, plus ou moins poliment, qu’il « nourrit la planète » et « qu’il n’a pas de compte à me rendre ». Si je lui réponds que j’ai le même droit que lui à ne pas être envahi par ses pesticides, pas plus que mon gazon ne droit être brouté par ses moutons errants ou que ses enfants ne doivent être mordus par mon chien, il me répondra probablement qu’on est à la campagne , et que nul ne peut exercer ses activités sans interférer avec celles des autres. Contrairement au proverbe pourtant fort bucolique « Chacun chez soi et les vaches seront bien gardées », il clamera qu’il ne peut rien enfermer dans les bords clos […] et que c’est ça, vivre à la campagne. « Ah très bien », lui dirai-je, « par conséquent, vous le reconnaissez vous-même, nous vivons donc ensemble sur un territoire où « tout nous regarde » puisque chaque entité est en superposition avec les autres. […] Mais alors, si nous vivons ainsi emmêlés, il faut bien que nous en parlions ! Si nous débordons ainsi les uns sur les autres, nous formons donc un commun. Par conséquent, merci de m’indiquer le lieu, le moment, le jour, l’institution, la formule, la procédure, où nous allons pouvoir discuter de telles superpositions., limiter les empiètements ou permettre les compositions plus favorables à tous ? » Il est probable qu’il se fâchera tout rouge […].
Il n’empêche que son refus me permet de mesurer exactement ce que fait l’Economie quand elle voile une situation. Elle remplace une description contradictoire et collective qui aurait pu avoir lieu si les protagonistes de ce dialogue inventé avait formé un peuple habitant un sol, et donc si nous avions été capables de prendre en compte en commun la superposition de ces formes de vie. La description des liens d’interdépendance oblige à recommencer pour chaque item de la liste la discussion que l’Economie prétendait clore.
S’il y a superposition et empiètement, alors il doit y avoir quelque chose comme un problème public, et donc une forme d’institution capable de reprendre la question de la répartition des formes de vie, inexorablement intriquées. Au sens propre, l’Economie dépeuple et mets hors sol.
[…] Les terrestres seraient bienvenus de nommer « écologie » non pas un domaine, une attention nouvelle aux « trucs verts », mais simplement ce que devient l’Economie quand la description reprend.
[…] De telles institutions n’existent pas ? Très bien, du moins nous savons maintenant où nous situer : les terrestres se sont remis du crash de l’Economie, et ils s’installent pour bâtir ces institutions […] Pour commencer, que chacun reprenne langue avec son voisin. La description relocalise, elle repeuple, mais aussi, c’est là le plus imprévu, elle redonne le goût d’agir. On commence à passer de la « mutation », assez désepérante, il faut le reconnaître, à la « métamorphose » plus prometteuse. [Bruno Latour cite la nouvelle de Kafka dans tout son texte et s’appuie dessus comme une parabole de sa métaphysique.].Oui, nous étouffons derrière nos masques, c’est vrai, mais nous allons peut-être enfin prendre une « autre forme ».
Bruno Latour, « Où suis-je ? Leçons du confinement à l’usage des terrestres », La Découverte, coll. « Les Empêcheurs de penser en rond », Paris, 2021.


La Panthère des neiges

Sylvain Tesson

Gallimard, Blanche, Paris, 2019.
https://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Blanche/La-panthere-des-neiges


Les avalanches de Sils-Maria.
Géologie de Frédéric Nietzsche

Michel ONFRAY

Gallimard, Blanche, Paris, 2019
https://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Blanche/Les-avalanches-de-Sils-Maria

« […] les pierres enfin, elles aussi soumises à l’entropie, à la transformation, à la mutation, à la métamorphose, mais cette fois-ci plus proches encore des longues durées de l’éternel retour, en regard de cycles géologiques : ce qui anime l’éphémère qui meurt le soir du jour qui a vu sa naissance est semblable à ce qui anime la croûte terrestre : ces lacs géologiques un jour en fusion se sont durcis plus tard après pressions diverses et coulures singulières : quartz, gypses, schistes, granites disposent d’entités séparées parce qu’ils ont une généalogie, une enfance, une adolescence, un temps adulte et une scénescence différents… Du magma orange en fusion jadis sans oeil humain pour le voir à la poudre de sable dans laquelle scintille la lumière que je regarde dans mes mains au bord du lac, il y a le trajet d’une vie de pierre. »

Michel ONFRAY, « Les Avalanches de Sils-Maria. Géologie de Frédéric Nietzsche », Gallimard, 2019, page 46.


Dans les forêts de Sibérie

Sylvain TESSON

Gallimard, Blanche, Paris, 2010.
https://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Blanche/Dans-les-forets-de-Siberie


À la recherche du temps perdu

I. Du Côté de ces Swann

Marcel PROUST

Gallimard, Blanche, Paris, 1917.
https://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Blanche/Du-cote-de-chez-Swann


Vert secret

Max DUCOS

Sarbacane, 2011.
https://editions-sarbacane.com/albums/vert-secret








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