Mémoires d’une jeune fille rangée
Simone De Beauvoir
Gallimard, coll. « Blanche », Paris, 1958.
Le 23 décembre 2024 :
« […] en causant avec Sartre, j’entrevis la richesse de ce qu’il appelait sa « théorie de la contingence », où se trouvaient déjà en germe ses idées sur l’être, l’existence, la nécessité, la liberté. J’eus l’évidence qu’il écrirait un jour une oeuvre philosophique qui compterait. Seulement il ne se facilitait pas la tâche, car il n’avait pas l’intention de composer, selon les règles traditionnelles, un traité théorique. Il aimait autant Stendhal que Spinoza et se refusait à séparer la philosophie de la littérature. À ses yeux, la Contingence n’était pas une notion abstraite, mais une dimensions réelle du monde : il fallait utiliser toutes les ressources de l’art pour rendre sensible au coeur cette secrète « faiblesse » qu’il apercevait dans l’homme et dans les choses. La tentative était à l’époque très insolite ; impossible de s’inspirer d’aucune mode, d’aucun modèle : autant la pensée de Sartre m’avait frappée par sa maturité, autant je fus déconcertée par la gaucherie des essais où il s’exprimait ; afin de la présenter dans sa vérité singulière, il recourait au mythe. […] Il se rendait compte de cette maladresse, mais il ne s’en inquiétait pas ; de toute façon aucune réussite n’eût suffi à fonder sa confiance inconsidérée dans l’avenir. Il savait ce qu’il voulait faire et il avait la vie devant lui : sa santé, sa bonne humeur suppléaient à toutes les preuves. Manifestement sa certitude recouvrait une résolution si radicale qu’un jour ou l’autre, d’une manière ou d’une autre, elle porterait des fruits.
C’était la première fois de ma vie que je me sentais intellectuellement dominée par quelqu’un. […] Sartre, tous les jours, toute la journée, je me mesurais à lui et dans nos discussions, je ne faisais pas le poids. Au Luxembourg, un matin, près de la fontaine Médicis, je lui exposai cette morale pluraliste que je m’étais fabriquée pour justifier les gens que j’aimais mais à qui je n’aurais pas voulu ressembler : il la mit en pièces. J’y tenais, parce qu’elle m’autorisait à prendre mon coeur pour arbitre du bien et du mal ; je me débattis pendant trois heures. Je dus reconnaître ma défaite ; en outre, je m’étais aperçue, au cours de la conversation, que beaucoup de mes opinions ne reposaient que sur des partis pris, de la mauvaise foi ou de l’étourderie, que mes raisonnements boitaient, que mes idées étaient confuses. « Je ne suis plus sûre de ce que je pense, ni même de penser », notai-je désarçonnée. Je n’y mettais aucun amour propre. J’étais beaucoup plus curieuse qu’impérieuse, j’aimais mieux apprendre que briller. Mais tout de même, après tant d’années d’arrogante solitude, c’était un sérieux évènement de découvrir que je n’étais ni l’unique, ni la première : une parmi d’autres, et soudain incertaine de ses véritables capacités. Car Sartre n’était pas le seul qui m’obligeât à la modestie : Nizan, Aron, Politzer avaient sur moi une avance considérable. J’avais préparé le concours à la va-vite : leur culture était plus solide que la mienne, ils étaient au courant d’un tas de nouveautés que j’ignorais, ils avaient l’habitude de la discussion ; surtout, je manquais de méthode et de perspectives ; l’univers intellectuel était pour moi un vaste fatras où je me dirigeais à tâtons ; eux, leur recherche était, du moins en gros, orientée. […] tous avaient tiré beaucoup plus radicalement que moi les conséquences de l’inexistence de Dieu et ramené la philosophie du ciel sur terre. Ce qui m’en imposait aussi c’est qu’ils avaient une idée assez précise des livres qu’ils voulaient écrire. Moi j’avais rabâché que « je dirais tout » ; c’était trop et trop peu. Je découvris avec inquiétude que le roman pose mille problèmes que j’avais pas soupçonnés.
Je ne me décourageai pas pourtant ; l’avenir me semblait soudain plus difficile que je ne l’avais escompté mais il était aussi plus réel et plus sûr ; au lieu d’informes possibilités, je voyais s’ouvrir devant moi un champ clairement défini, avec ses problèmes, ses tâches, ses matériaux, ses instruments, ses résistances. Je ne me demandais plus : que faire ? Il y avait tout à faire ; tout ce qu’autrefois j’avais souhaité faire : combattre l’erreur, trouver la vérité, la dire, éclairer le monde, peut-être même aider à le changer. Il me faudrait du temps, des efforts pour tenir, ne fût-ce qu’une partie des promesses que je m’étais faites : mais cela ne m’effrayait pas. Rien n’était gagné : tout restait possible.
Et puis, une grande chance venait de m’être donnée : en face de cet avenir, brusquement je n’étais plus seule. Jusqu’alors les hommes à qui j’avais tenu – Jacques, et à un moindre degré Herbaud – étaient d’une autre espèce que moi : désinvoltes, fuyants, un peu incohérents, marqués par une sorte de grâce funeste ; impossible de communiquer avec eux sans réserve. Sartre répondait exactement au voeu de mes quinze ans : il était le double en qui je retrouvais, portées à l’incandescence, toutes mes manies. Avec lui, je pourrais toujours tout partager. Quand je le quittai au début d’août, je savais que plus jamais il ne sortirait de ma vie. » (pp.342-344)
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