3. Une aspiration au dehors (Éloge de l’amitié)
Geoffroy de Lagasnerie
Flammarion, coll. « Nouvel avenir », Paris, 2023.
22 décembre 2024 :
« L’amitié comme communauté de vie et de lecture, comme lieu de discussion et de soutien est l’une des rares formes sociales qui peut fonctionner, de manière pratique, comme un contre-pouvoir par rapport aux pouvoirs qu’exercent les différents champs, leurs modes de socialisation, leurs injonctions tacites ou explicites. Comment, sinon, prendre une distance avec les espaces institués de la production culturelle – avec « son » champ ? Où trouver des soutiens, comment nouer des liens si le geste créatif se fonde sur une rupture avec le nomos du champ ? En fonctionnant comme un lieu d’assistance et d’aide mutuelle, de protection, d’encouragement, l’amitié fonctionne là encore comme une production libératrice d’un dehors – c’est un hors-champ. » (p.182)
« Aucun domaine de l’existence n’échappe à la force libératrice de l’amitié. L’invention relationnelle est une pratique dotée d’une puissance sociale et intime. Elle ouvre un espace de conquête possible par rapport aux si nombreuses limitations, privations, restrictions que chacun de nous rencontre au cours de sa vie et qui peuvent la rendre si misérable, si monotone. Le poids et l’inertie des forces institutionnelles, des cadres traditionnels de la socialisation, des fonctions et des identités sont immenses, qui uniformisent les biographies et les aspirations, les manières d’être et de se penser, et surtout créent tant de regrets chez tant de gens… Seule l’action de mécanismes parallèles, implicites, secrets peut parfois, en surgissant, en enrayer la logique et, qui sait, nous donner un peu de liberté. » (p.189).
« Si le pouvoir de l’amitié est lié à l’idée d’une vie qui invente ses propres plateformes, qui, grâce aux supports fournis par l’entraide interne à un petit groupe, parvient à contrevenir aux modes d’existence institués, quelle leçon peut-on tirer quant au fonctionnement général de l’ordre social ? » (p.191).
« Quel discours, quelle épistémè, sont susceptibles d’offrir un lieu à l’amitié – d’en soutenir théoriquement la puissance existentielle ? C’est à partir de la sociologie, c’est-à-dire de la sociologie de Pierre Bourdieu, que l’on peut, me semble-t-il, forger les instruments qui permettent de saisir comment la force déstabilisatrice de la création relationnelle s’ancre dans des logiques d’ordre quasi métaphysique […] L’enjeu essentiel de l’existence humaine consiste à être arraché à la contingence et à la gratuité, à trouver des raisons d’exister, des justifications de soi. C’est ce qui explique la place centrale qu’occupent, dans le monde social, les rites d’institution, ces moments solennels qui ont pour but de faire croire à certains individus désignés qu’ils sont justifiés d’exister* : c’est la collation des grades ou des titres, l’adoubement du chevalier, la nomination à des charges ou des honneurs, […], etc. Ces actes magiques ont tous la même finalité : garantir une identité sociale ; ils signifient à quelqu’un ce qu’il est et ce qu’il doit être pour les autres ; ils le distinguent et l’arrachent à l’insignifiance en lui assurant le sentiment d’importer, d’être fondé à être quelque chose plutôt que rien. » (pp. 193-194).
* Pierre Bourdieu, Langage et pouvoir symbolique, Paris, Seuil, 2001, p.186.
«[…] à travers ou, mieux, par l’intermédiaire de toutes ces formes de capitaux, ce qui est recherché, c’est le capital symbolique, c’est-à-dire la reconnaissance, le sentiment d’exister et de compter. Les capitaux agissent comme capital symbolique, comme signes et comme signes d’importance. La vie sociale apparaît comme une « concurrence pour l’existence connue et reconnue ». « Misère de l’homme sans mission ni consécration », affirme Bourdieu dans sa Leçon sur la leçon* […]. » (p. 196).
* Pierre Bourdieu, Leçon sur la leçon, Paris, Minuit, 1980, p. 52.
« […] peut-être le plus important enseignement de Bourdieu réside-t-il dans le fait qu’il ne se contente pas de montrer que : qui dit reconnaissance dit mystification. Qui dit reconnaissance dit aussi, et nécessairement, relégation. La malédiction qui pèse sur le monde social est la nature essentiellement diacritique, différentielle, distinctive du pouvoir symbolique.
[…] tant que l’on reconnaît aux institutions le pouvoir de nous reconnaître et que l’on cherche à trouver en elles des justifications d’exister, on stabilise un système excluant qui implique une impossibilité de sortir de la malédiction de l’Être et du Néant, de la vie symbolique des uns qui engendre la mort symbolique des autres. L’angoisse de la mort et la nécessité métaphysique d’échapper à l’absurdité de l’existence constituent les ressorts fondamentaux de notre propension à collaborer avec un système où nous ne pouvons pourtant être et persévérer dans nos identités qu’à travers des processus d’exclusion et de relégation des autres et nous semblons donc condamnés à une forme d’impureté, de tristesse et de mauvaiseté. » (pp. 198-199).
« […] c’est cette quête d’une autre conception de la vie qui explique le recours permanent que Bourdieu fait, dans son oeuvre, au concept d’autonomie. Être autonome constitue en effet une autre façon d’échapper à la contingence, à l’arbitraire et à l’absurdité. […] Être autonome, c’est échapper à la dialectique aliénante de la reconnaissance, c’est s’affranchir de l’emprise qu’exercent sur les esprits les institutions et les consécrations officielles. » (p.200)
« […] Et c’est précisément à cet endroit que l’amour et l’amitié trouvent leur place. Ces pratiques sont invention d’une relationnalité autonome. » (p.201)
« L’amitié porte en elle l’idée d’une vie au-delà de la reconnaissance. Elle est le nom d’une pratique de soi qui prend la forme d’une politique de l’affirmation, d’une morale nietzschéenne de l’action, de l’actif, opposée au ressentiment et au réactif que ne peut pas manquer d’engendrer l’obsession de la reconnaissance et le fait de se juger soi-même en fonction du jugement des autres, constitué comme jugement dernier. Et c’est à ce jugement auquel, à chaque instant, nous essayons d’échapper, avec Didier et Édouard*, à travers notre relation et ce qu’elle produit. » (p. 203).
* Didier Eribon et Édouard Louis, d’où le titre « 3 ».
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